Entrevue avec Mario Morin : C’est quoi le storytelling?
Mario, c’est quoi pour toi « Apprendre »?
MM : Mon père a été directeur d’école secondaire pendant plus de 30 ans. J’ai donc baigné très tôt dans l’univers de la pédagogie et de l’enseignement. Les multiples réunions et conseils, qui causaient fréquemment l'absence de mon paternel, ont sûrement contribué à mon indifférence par rapport à l’école. En fait, j’ai toujours détesté l’école. J’étais pourtant très curieux et habité par une insatiable soif d’apprendre et de découvrir de nouvelles choses. Je me souviens encore de longs moments à rêvasser, en observant les autres élèves « écouter » le prof. Je me demandais ce qui les tenait tant attentifs. Je m’intéressais à leur intérêt, à leur écoute. J‘ai donc été, très tôt dans ma vie, intrigué par ce qui captive un être humain. Je finissais par ne plus entendre ce que le professeur disait. Le prof me semblait un parfait étranger, même après plusieurs mois passés en sa compagnie. Je ne me sentais pas connecté à lui. C’était comme ça.
Des trois seuls professeurs qui m’ont marqué, je me souviens très bien d’un Lionel. Même si la chimie était une matière avec laquelle j’éprouvais peu d’affinité, mon professeur, le cher Lionel-du-vinaigre-et-du-sel, me l’a fait aimer. C’était un personnage très coloré et authentique. Il nous lançait des 10 cents quand on avait la bonne réponse. La « faute » était valorisée parce qu’elle était la preuve que nous passions à l’action, que nous prenions des chances. Lionel faisait la cuisine devant nous, avec son tablier mauve et jaune. « La chimie c’est comme la bouffe ! », déclamait-il, en ricanant. Il était comme un enfant et s’émerveillait sans fin devant le monde fantastique du tableau périodique. Cet espiègle personnage avait le tour de reconnaître nos bons coups de façon amusante. Il nous invitait en avant pour mélanger des substances, en nous prévenant bêtement du risque d’explosion. Il nous poussait, tout naturellement, dans le « jeu » de l’apprentissage, à expérimenter sans se prendre au sérieux. Il a été pour moi, à lui seul, un cours intensif en pédagogie.
Aujourd’hui, avec le recul, le vécu, mes expériences de formateur et coach, je constate qu’on a du chemin à faire, en matière d’enseignement. Chemin comme dans cheminement, dans le sens humain. Nous cultivons encore des approches d’enseignement, à mon avis, désuètes, qui sont à des années lumières des réels besoins d’aujourd’hui. Nous subissons encore et encore aujourd’hui des présentations de concepts abstraits et complexes, des théories qui se perdent dans des terminologies hermétiques, au détriment de procédés pratiques, vivants, interactifs, ludiques et engageants.
C’est quoi le storytelling?
MM : Le storytelling, c’est l’art de raconter des histoires. Des histoires efficaces qui véhiculent des idées fortes, des histoires attachantes, parfois touchantes, qui provoquent l’intérêt du public et son adhésion. Une histoire est basée, de façon générale, sur un personnage qui veut quelque chose et posera un ensemble d’actions pour l’obtenir. Ce qu’on veut dans une histoire se définit par l’enjeu. Il y a trois niveaux possibles d’enjeu. Ce qui a trait à :
- Le pouvoir, l’argent, l’intellect
- L’affectif, le relationnel
- La survie, les pulsions, l’instinct.
Donc, le personnage rencontrera des obstacles, l’empêchant d’obtenir ce qu’il veut. Plus les obstacles sembleront insurmontables, plus la dimension Conflit sera présente, plus l’histoire sera percutante. Par exemple, l’histoire d’un unijambiste qui traverse le Canada en jogging pour amasser des fonds pour les amputés de guerre, frappe beaucoup plus l’imaginaire que s’il avait ses deux jambes, l’obstacle est plus grand. Plus c’est impossible, plus on veut savoir la suite, plus il y a du suspense. Et quand tout semble impossible dans une histoire, une « transformation » devient possible. Et quand la dimension transformation est présente, le monde des vivants s’identifie car « transformation » est synonyme de vie. Intégrer l’aspect universel d’un contenu assure que l’audience se reconnaîtra et aura plus de chances d‘être marquée par cette nouvelle expérience.
L’histoire, avec début, milieu, fin, personnages, conflit, résolution, enjeux, suspense, mystère, etc., nous aide à rendre tout type de contenu facile à recevoir parce qu’elle se rapproche de nous, de ce qui nous ressemble, de ce que nous sommes, ce que nous voulons devenir. Et lorsqu’une histoire nous captive, elle peut nous transmettre un savoir à notre insu, sans effort de mémorisation, parce que l’émotion que nous vivons, lorsque l’« histoire » nous est racontée, nous ancre dans la réalité, le présent. Alors, rien du passé ou du futur ne vient entraver l’expérience de l’histoire qui nous est racontée. Par l’histoire, le spectateur, en l’occurrence l’élève, l’employé, l’électeur, le public cible, le consommateur, etc. se positionne instantanément, s’identifie et agit par procuration. Un peu comme lorsqu’on se tortille sur son divan en tentant d’aider le joueur de notre équipe préférée dans une tentative de marquer le but gagnant d’un match de hockey important.
Comment coaches-tu un formateur avec le Storytelling?
MM : Ce que souhaite un formateur, c’est assurer un maximum de rétention des connaissances et faire opérer une transformation à ses apprenants. Rien de moins. Les formateurs peuvent êtres parfois austères et inaccessibles. Ils passent des données et une expertise sans mesurer la réceptivité de leurs apprenants. Je les aide à adapter leurs contenus, être à l’écoute et aux attentes des apprenants, ce qui les amène à franchir un niveau supérieur d’enseignement. Mon travail consiste, entre autres, à préciser leur contenu, améliorer la structure, clarifier les objectifs de retombées, aider à solliciter l’imaginaire des apprenants, faire augmenter la dimension interactive, mettre du « vivant », vulgariser, rendre facile à recevoir, dans un vocabulaire accessible et adapté à l’apprenant, à capitaliser sur leurs unicités et les rendre conscients de leur importance, de leur place comme formateur.
En somme, je les aide à « personnaliser »le contenu de leur formation. Avant même d’appliquer les règles du storytelling, je pose ces questions au formateur : Qui sont les apprenants? Que veulent-ils? Qu’est-ce qui les anime? Qu’aiment-ils? Quels sont leurs hobbies? Leurs peurs? Le futur auquel ils aspirent? Leurs projets de rêve? Répondre de manière spécifique et quantifiable à ces questions est primordial. Ensuite, orienter son contenu d’intervention d’apprentissage vers ces réponses, afin que l’apprenant s’y identifie directement et se sente intimement interpellé. Je l’aide à entrer en relation avec les apprenants, par exemple en lui faisant adopter un ton plus familier, plus accessible, un niveau de langage amical. Je lui fais partager sa propre histoire vécue du contenu qu’il présente parce qu’on ne peut s’identifier qu’à une personne présente et connectée à nous, qui nous ressemble. Je les aide ensuite à imaginer une structure narrative et un contenu où ils feront coïncider les aspirations de leurs apprenants avec leurs propres histoires, leurs rêves et leurs visions. Faire ressortir l’aspect universel du contenu tout en le rendant facile à recevoir, à assimiler.
Comme par exemple, cette histoire vécue d’un professeur de mathématiques du sud des Etats-Unis. En 2013, Monsieur Ernesto Lara1 , enseignant au John F. Kennedy High School de la ville de Silver Spring dans l’État du Maryland, subissait un taux de décrochage élevé. Dans un moment de découragement, pendant que ses élèves présentaient toujours un désintéressement apparent pour la matière présentée, il eut une illumination. Il s’aperçut que ses élèves connaissaient par cœur toutes les nouvelles tounes rap de l’heure. Luimême musicien à ses heures, il décida de prendre les règles d’algèbre et de trigonométrie et de les intégrer à des tounes rap qu'il avait écrites. Le succès fut presque immédiat. Maintenant, il produit même ses vidéos pour que l’apprentissage s’intègre encore plus. Une de ses élèves témoigne : « Quand j’entends la règle dans une chanson, et que je peux la mettre dans une mélodie, je la mémorise en claquant des doigts, et ça colle dans mon esprit ». Il a adapté son contenu, son message, au type d’écoute de ses élèves, en l’adaptant à leurs goûts. C’est exactement ce que doivent faire tous les formateurs. Quand on sollicite l’imagination pour passer un savoir, c’est l’individu qui se l’approprie comme il l’entend, avec ses particularités, ses goûts, ses passions, son style, sa personnalité, etc.